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HOME AND PLACES

ESSAI DOCUMENTAIRE

DURÉE : 59 minutes

2020

Californie, USA - Automne 2016, en plein contexte de l’élection de Donald Trump.

Un film où il est question de maisons, de places et d’ancrages, de mouvements et de menaces contemporaines.

Durant ce cheminement en forme de road movie, des liens se tissent entre vulnérabilité, précarité, singularité, contre-culture, résistance et politique.



En octobre et novembre 2016, j’ai l’opportunité de vivre deux mois pleins en Californie. Deux mois pour regarder, observer, écouter. Mon film HOME AND PLACES - auto-produit - nait là-bas alors qu’il n’est pas du tout prévu. Et le 8 novembre 2016 Donald Trump est élu président des États-Unis.

CONTEXTE DANS LEQUEL EST NÉ LE FILM
Ghyslaine Gau - artiste chorégraphique, amie et collaboratrice de longue date - obtient la Bourse « Villa Médicis Hors les Murs » de l’Institut Français, en 2016, pour commencer un chantier de recherche autour de ses expériences de femme noire, danseuse. Berkeley, San Francisco - ville emblématique de l‘émancipation des minorités - et Oakland - berceau des luttes afro-américaines - seront sa destination. Elle part ainsi sur les traces de ses références fondatrices (Angela Davis, le Black Panther Party) et souhaite rencontrer des artistes noir.e.s et des personnes qui sont dans la lutte. Elle me propose de l’accompagner pour alimenter sa réflexion mais aussi pour filmer, enregistrer et archiver les rencontres. Ce temps passé outre-atlantique est consacré à la recherche et non à la fabrication d'un objet artistique, Ghyslaine est très claire là-dessus.
Quant à moi, je suis aux États-Unis que je connais surtout à travers le cinéma, je suis en Californie, ma caméra dans mon sac. Dès mon arrivée, ma culture cinématographique défile sous mes yeux. Je suis dans les rues, dans les paysages des films que j’ai vus, aimés, adorés. Je mesure alors réellement l’ampleur de l’opportunité que l’on vient de m’offrir. Et je me retrouve, moi aussi, sur les traces de mes références, Wenders, Jarmusch, la contre-culture américaine, Jonas Mekas, la Beat Generation, le Road Movie, Harvey Milk même !
Je passe alors très vite du statut d’invité à celui de concerné.
L’idée de reprendre un travail artistique personnel après une longue pause me préoccupe depuis un certain temps, le désir de réaliser un objet que je n’ai jamais fabriqué aussi. Je prends vite conscience que j’ai du temps et que je suis là, moi aussi, pour essayer et expérimenter de nouvelles façons de faire. En parallèle à ma collaboration avec Ghyslaine Gau, et de manière indépendante, je comprends que je vais, ici, m’atteler à réaliser mon premier documentaire de création, un essai documentaire.

LES PREMIERS PARTIS PRIS
Comme dans un road movie, je ne sais pas encore précisément ce que je cherche et la notion de quête initiatique est très forte. Je suis positivement perdu et libre d’accueillir ce qui va advenir. Je vis cela comme une aventure, une traversée, une expérience. J’ai, jusqu’ici, travaillé dans une attitude volontaire. J’ai imaginé et conceptualisé des pièces et des films avant de les fabriquer ; des créations au rythme frénétique, mises en scène et chorégraphiées. Aujourd’hui, je sais que le désir est ailleurs. Je ne veux plus prévoir ou projeter mais laisser l’inconscient dessiner ce film. Je vais regarder, écouter ce qui est là devant moi et laisser venir à moi ce que le film sera. Car tout est là.
En procédant de la sorte, j’ai bien conscience de ne pas rentrer dans un circuit classique de production. Mais le désir de prendre la liberté de faire ce qui me ressemble prime sur tout. C’est une sorte de pari, je prends le temps dont j’ai besoin, je travaille en totale autonomie et je verrai si cela intéresse quelqu’un, un jour. Le temps de la maturation d’un projet me parait essentiel aujourd’hui. Qu’est-ce qui advient lorsque l’on n’est pas dans une optique de rentabilité et d’économie par rapport au temps ?
Je dirige alors ma caméra vers ce qui me happe. Je cadre et j’observe.
Ma caméra devient le témoin d’une scène dans le réel, j’y vois du chorégraphique, du théâtre et de la fiction. Je filme alors de longs plans fixes pour laisser apparaître dans le cadre de micro-évènements, des détails. Je sais très vite que le film sera contemplatif et qu’il laissera la place au regard du spectateur de circuler dans l’image. Il lui laissera le temps de regarder ces villes et ces paysages comme s’il s’agissait de portraits alors qu’ils sont en général des décors de films.

LE CONCEPT DE MAISON
Les maisons de quartiers résidentiels sont mon premier point d’accroche et je vais les filmer en série. Je sens une singularité dans cette uniformisation du paysage : les maisons s’enchainent les unes à côté des autres, avec un arbre et une voiture devant chacune d’elles, mais cet ensemble m’apparait à chaque fois unique. Ces maisons et ces voitures semblent avoir une identité et refléter ceux qui y vivent. Je les vois alors comme une enveloppe, une protection, un cocon, l’expression d’un univers personnel - un deuxième corps. En Californie les villes ne sont jamais loin de la nature et les routes qui les relient donnent naissance à des travellings qui reviendront en leitmotiv. L’idée du déplacement doit rythmer l’ensemble du film. Les paysages fascinants sont des espaces pour l’errance et la réflexion. A Death Valley, ces terres à l’immensité sauvage et à la lugubre beauté rendent concrète cette conscience que nous vivons sur une planète. La puissance et le plein des étendues désertiques, où l’on ne croise que peu de vies humaines, m’amène à imaginer une planète sans humains. Comme nos corps, nos habitations, nos villes et nos pays, la Terre est aussi notre maison.

LE CONTEXTE DES ÉLECTIONS
Lorsque j’arrive en Californie, nous sommes à un mois et demi des élections présidentielles et l’image de Donald Trump menace partout. Le soir de l’élection, des vagues de personnes manifestent dans les rues de Oakland pour crier leur colère et leur peur. Une pancarte « End White Supremacy » est brandie par un jeune homme blanc. D’autres se rassemblent en réunions festives pour poursuivre la lutte. Je suis là avec ma caméra.

MES IMAGES ET LES PAROLES DE CEUX QUI Y VIVENT
Je fais de nombreuses rencontres, au départ par l’intermédiaire d’ami.e.s d’ami.e.s. Certain.e.s me touchent particulièrement par leur singularité, m’interpèlent, m’intriguent. Je n’ai jamais conduit d’interview, encore moins en anglais. Mais l’excitation est palpable. L’impulsion de leur proposer un face à face lors d’un entretien filmé me conduit à recueillir leurs paroles autour de questions que je me pose moi-même durant cette traversée. Je trouve ainsi un biais pour mieux parler de moi et de mon inquiétude intime. La discussion est dirigée sur le personnel et le politique ; ça va dans le même sens. La vulnérabilité me semble assumée ici, c’est une des premières choses qui me frappe en arrivant en Californie. La vivent-ils au contraire comme un tabou ? De quoi ont-ils peur aujourd’hui ? Où sont leurs espoirs ? Et Trump dans tout ça ? … Je termine chaque entretien avec l’invitation au partage d’une question qui les obsède et qui revient sans cesse.
La forme du film se profile, deux points de vue s’entremêleront : mon regard et mes images sur la Californie et les paroles et les voix de ceux qui y vivent. Ceci avec la conscience aigüe que je n’ai évidemment pas tout vu de la Californie et que les quatre personnes interviewées ne représentent seulement qu’une catégorie de personnes vivant là-bas. Ils et elles sont celles et ceux auxquel.le.s je me suis identifié et qui sont devenu.e.s des ami.e.s.
Je pressens vite qu’il faudra les entendre sans les voir. Ainsi, le spectateur ne sait pas si ils sont dix, cinq, quatre ou deux. Les visionnages / tests proposés plus tard à des ami.es ou collaborateurs montreront qu’ils peuvent même, pour certain.e.s, devenir qu’une seule voix qui déroule une pensée. Laisser ainsi le spectateur libre de projeter ce qu’il entend autour de cette parole. Je choisirai tout de même de les présenter physiquement vers la fin du film en ne conservant que le moment où je leur ai proposé de rester devant la caméra sans parler. Un portrait de chacun.e, dans un espace choisi de leur maison, comme une peinture en mouvement ou comme des paysages, eux aussi.

L’IMAGE
Ma caméra Blackmagic Cinéma Pocket est mon alliée idéale pour la qualité cinématographique de l’image qu’elle produit. Avec son petit format et sa légèreté elle me permet de rester discret partout où je filme. Je privilégie les plans très larges à longue profondeur de champ pour rendre compte de la petite échelle des humains dans ces immensités. J’y oppose par contraste des plans sans perspective, des horizons bouchés. Je m’approche progressivement des personnages jusqu’aux portraits des interviewé.e.s. Je cherche à mettre en valeur les ciels californiens, la lumière du jour tout en contraste et les éclairages des villes la nuit. Des plans instables, incertains, qui cherchent sur quoi s’accrocher, viennent contrebalancer mes propres axes formels autour du plan fixe.


LA MUSIQUE ET LE SON
La rencontre de John Alderman est importante pour moi et pour le film qui est en train de naitre. John vit et crée de la musique à San Francisco, même si un travail alimentaire a dû prendre le pas sur sa création. La première fois que je rentre chez lui, Tom Waits, John Lurie et Marc Ribot tournent sur sa platine. Je comprends vite que nous avons des esthétiques communes. Par pudeur ou timidité, il met un certain temps à répondre à ma demande de découverte de sa musique. Puis, touché par ma démarche, il m’envoie une sélection de ses compositions et me donne carte blanche sur l’utilisation de sa musique qu’il met à disposition pour le film. Son univers musical est un grand coup de coeur pour moi. Un rapide essai de superposition de ces différents morceaux sur les rushes accumulés me convainc d’une alliance magique. John Alderman devient alors non seulement une des quatre voix du film mais aussi le compositeur de la bande originale.
Les sons de la ville et de la nature participent également à l’univers sonore. Thierry Grapotte, complice artistique, vient me rejoindre quelques jours sur le tournage à la prise de son ; il sera aussi un regard précieux sur les différentes phases de montage. Un son, capté à l’intérieur d’une voiture qui roule, attire particulièrement mon attention. Plus tard je demanderai à Mathias Delplanque, designer sonore, de créer plusieurs versions de ce son en l’exposant à différentes fréquences. Il deviendra le son leitmotiv du film et participera à sa tension dramatique.

LE MONTAGE
Rentré à Paris, l’écriture et la composition du film s'élaborent au montage de ces matériaux disparates. Je poursuis alors ma recherche d’une construction à la logique non rationnelle mais poétique, d’une organisation d’images et de sons fragmentaires en une unité organique. L’écriture d’un poème échappe aux règles classiques. Le fragment, l’hétérogène, la discontinuité et la rupture - que j’ai commencé à mettre en jeu dans mes projets précédents en cherchant à créer du chorégraphique avec les outils du montage - sont des éléments caractéristiques du montage soviétique et, la plupart du temps, du cinéma expérimental et du film-essai. Ils sont aussi, de mon point de vue, ceux qui traduisent la logique de la pensée mais aussi la fracture et la dimension chaotique, instable et précaire du monde contemporain.

LA RECHERCHE D’ANCRAGE
C’est donc au montage que le film trouve sa forme mais c’est aussi lors de cette étape que le fil rouge se dessine et que mes différents points d’accroche - comme autant de thématiques - s’organisent en une pensée, s’unissent dans un collage.
Nous sommes des êtres vulnérables et la précarité reste une question permanente pour certain.e.s d’entre nous. Nos existences et nos libertés tiennent à peu de choses. L’identité même des personnes marginalisées est menacée. La défense des minorités est manifestement plus forte là-bas de par l’histoire, les mouvements des droits civiques et les luttes contre les discriminations. Mais la Californie reste-t-elle pour autant le symbole d’un espace où la singularité est encouragée ? J’assiste à ce temps où certaines valeurs s’effondrent. La contre-culture disparait au profit d’un retour à la toute puissance du discours dominant. Trump est élu président des États-Unis d’Amérique et j’y vois la résonance de ce qui se passe un peu partout dans le monde. Mon film s’attache à ce moment où un monde est en train de changer, de muter. Et durant ce cheminement en Californie les questions qui me taraudent demeurent. Où et comment trouver sa place, son endroit, sa maison ? Comment acquérir et maintenir un ancrage dans un contexte déstabilisant et fragilisant ?
Les questions m’importent plus que les réponses. Et comme un contrepoint à l’inquiétude je filme alors des cinémas en série. Je retourne sur Castro Street où, même si aujourd’hui on n’y revendique plus rien, je pense au « There is a place for us. We can go home ! » d’Harvey Milk, homme politique et militant pour les droits des homosexuel.le.s. Je repasse devant City Lights où se vendaient, à l’époque, les livres censurés des auteurs de la Beat Generation. Je capte le plaisir que prend une femme à danser. Je saisis la malice d’un jeune percussionniste. Je me laisse surprendre par la musique improvisée de la bouche d’une de mes interlocutrices. Je filme ces bulles de résistance comme autant de manières d’habiter le monde.

LE CINÉMA INDÉPENDANT DANS LEQUEL JE M’INSCRIS
Durant tout le processus de fabrication du film mes références cinématographiques et artistiques m’accompagnent. Je pense à Wim Wenders qui, dans ses premières années de cinéaste, fabrique « Alice dans les villes » (1974) ou « Au fil du temps » (1976) au jour le jour, sur la route du tournage, sans scénario, afin de réaliser le film le plus personnel et le plus libre possible. Il choisit de ne pas tout planifier à l’avance et préfère la spontanéité pour tenter d’atteindre un niveau poétique dans le film. Je me souviens des longs plans fixes et de l’économie de moyens de « Stranger Than Paradise » (1984) de Jim Jarmusch et je réalise en même temps pourquoi ce film m’avait tant marqué à l’époque. Je songe à Jonas Mekas et son intérêt à intensifier les instants fugaces de la réalité en trouvant une manière personnelle de les filmer et de les monter. Je pense à ces cinéastes qui, comme lui, ont filmé la vie autour d’eux avec de petites caméras et qui ont fait des films, loin d’Hollywood, avec très peu d’argent. Je pense à ces cinéastes directement inspirés par la Beat Generation, à ceux qui portent leur attention aux détails et aux petites choses qui n’ont rien d’extraordinaire, à ceux qui ont de l’affection pour la route, le mouvement et le déplacement et par extension au road movie, à la recherche des libertés individuelles et sociales. Avec la Beat Generation c’est aussi l’invention du cut-up, une technique d’écriture par fragments, qui m’intéresse.

RETOUR AU TEMPS
Concrètement l’écriture et le montage du film prennent du temps, beaucoup de temps. La première étape importante pour moi est la traduction en français des quatre heures d’entretiens pour rester totalement fidèle à la pensée de mes narrateurs. Ensuite les différentes étapes de montage sont entrecoupées de longs temps de pause, d’abord pour des raisons économiques parce que je travaille en tant que monteur pour d’autres réalisateurs et collabore sur différents projets artistiques. Le temps qui s’écoule entre chaque session de montage me permet aussi de retrouver le film à chaque fois avec un regard plus frais, plus neuf.
Lorsque j’arrive à une version qui me semble être une version définitive, je ne cache pas mes doutes à savoir si avec ce temps passé le film ne va pas perdre de son actualité. Mais les choses n’ont pas évolué et se sont au contraire envenimées.

 

© jean-philippe derail

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